Capitalisme, libre-échange et protectionnisme 

 

Michael Roberts, Anticapitaliste, 16 mai 2018

Les ministres des finances des 20 premières économies mondiales se sont rencontrés le 19 mars à Buenos Aires, Argentine, où le grand sujet de discussion a été le protectionnisme douanier et la possibilité d’une guerre commerciale ouverte entre les États-Unis et d’autres zones économiques majeures, en premier lieu la Chine. Il existe une véritable inquiétude que les fulminations du président Trump se traduisent finalement dans les faits et que « le Donald » s’apprête maintenant à honorer sa promesse de « rendre à l’Amérique sa grandeur » en instaurant une série de droits de douane, de quotas et d’interdictions sur une série de produits d’importations venant du reste du monde. Le protectionnisme douanier est de retour après des décennies de « libre-échange » et de mondialisation.

En termes d’emploi, des gains minimes

Les droits sur l’acier et l’aluminium, autorisant les pays à instituer des barrières pour des raisons de « sécurité nationale » – la défense US consomme 3 % de l’acier vendu aux États-Unis) sont en réalité peu de choses en eux-mêmes. En 2002, la dernière fois que les États-Unis ont imposé des taxes sur l’acier, ils produisaient pratiquement autant d’acier qu’aujourd’hui. Mais maintenant, ils le produisent avec une petite partie de la force de travail de 2002. La technologie a boosté la productivité et permis de créer des produits qui utilisent moins d’acier. C’est dire que les éventuels gains en termes d’emplois aux États-Unis ne pourraient être que minimes.

Si l’impact de l’augmentation des prix de l’acier sur les chiffres de l’emploi était vraiment important pour Trump, celui-ci aurait dû prendre en compte les potentielles pertes nettes d’emplois dans l’industrie automobile, l’industrie aéronautique et tous les autres fabricants qui dépendent d’un acier matière première qui soit bon marché. On s’attend à ce que ces entreprises reportent sur leurs clients les coûts supplémentaires, et à ce qu’elles en subissent les conséquences habituelles – une demande et des profits en baisse.

De plus, depuis 2002 les aciéries étatsuniennes se sont déplacées vers le sud et l’ouest du pays, où les syndicats sont faibles et le travail moins onéreux. Cette branche emploie maintenant moins de salariés, parce qu’elle est de plus en plus automatisée. Les taxes de Trump n’amèneront aucun nouvel emploi, notamment pas dans les vieilles régions « à grandes cheminées » qui peuvent espérer son aide. L’impact sera véritablement ressenti par de nombreux pays émergents.

Faire tourner en arrière la roue de l’histoire

De toute façon, son objectif déclaré de « rendre sa grandeur à l’Amérique » en redéveloppant la production d’acier et d’autres industries traditionnelles revient à faire tourner en arrière la roue des avancées technologiques, pour recréer des industries à grandes cheminées. Cela ne peut et ne va pas se produire.

L’affirmation selon laquelle les travailleurs américains ont perdu des emplois dans les industries traditionnelles à cause d’un commerce déloyal est fallacieuse. Le recul des emplois manufacturiers est un phénomène qui s’observe depuis trente ans aux États-Unis comme dans d’autres économies capitalistes avancées. Ce déclin n’est pas dû à des accords commerciaux avec de méchants étrangers. Il résulte de la politique implacable du capital US, qui vise à réduire le coût du travail par la mécanisation ou à s’implanter à l’étranger dans de nouvelles zones à faible coût du travail.

Les inégalités de revenu croissantes sont le produit d’une accumulation capitaliste de plus en plus fondée sur la mise en œuvre de capital technique (équipements) et sur la « mondialisation », dans le but de contrecarrer la baisse de la profitabilité au sein des économies capitalistes avancées. Mais elles résultent aussi des politiques « néolibérales » visant à contenir les salaires et à développer la part des profits. Trump et ses fanfaronnades ne peuvent ni ne vont modifier cette situation, parce que ce serait menacer la profitabilité du capital américain.

La question de la Chine

Trump et ses conseillers « protectionnistes » veulent lancer une série de mesures contre les importations d’autres pays – en particulier contre la Chine. Mais au cours des vingt dernières années, la valeur ajoutée produite en Chine, auparavant concentrée dans des industries de base, s’est de plus en plus déplacée vers des produits de haute technologie. En fait, une part de plus en plus importante de l’innovation technologique vient désormais de Chine.

Les tentatives de sanctionner la Chine avec des droits de douane pourraient accélérer cette tendance. Les secteurs de haute technologie ont en effet de fortes capacités d’adaptation, de réorientation des investissements et des capacités de production à l’étranger. La Chine s’est déjà engagée dans cette voie, avec une très forte hausse de ses investissements directs à l’étranger. Sur ce plan, elle est aujourd’hui en seconde position mondiale, devancée seulement par les États-Unis. Son stock d’IDE s’est accru dans la dernière période de 25 % par an, pour atteindre désormais le montant de 1,3 billion (1300 milliards) de dollars. Les deux tiers de ces flux sont destinés à l’Asie.

La Chine s’engage également de façon agressive vers les pays de la « ceinture » de son projet de « nouvelle route de la soie », ce qui se reflète dans ses exportations vers ces États, deux fois plus importantes que celles des États-Unis. En d’autres termes, toutes les mesures restrictives que l’administration Trump prendrait à l’égard de la Chine ne ferait qu’accélérer ce processus de réallocation.

La finance, pas le commerce

Entre-temps, les économies européennes et asiatiques, en accord avec les institutions internationales, s’accrochent à la ligne de la « mondialisation » et du « libre-échange ». Le reste du monde continue en effet de vouloir baisser les barrières douanières. L’Union européenne vient de finaliser, à la fin de l’année dernière, des accords de libre-échange avec le Canada et le Japon. Dans le même temps le Japon, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Mexique, la Malaisie, le Vietnam, le Pérou, le Chili, Brunéi et Singapour ont ratifié un Partenariat transpacifique sans les États-Unis.

Ce que Trump oublie est que dans le capitalisme mondial d’aujourd’hui, ce qui importe n’est pas tant le commerce, ou même le commerce des services plutôt que celui des produits, mais les flux de capitaux. Et que par conséquent, toute guerre commerciale menacerait sérieusement les investissements à l’étranger des États-Unis, au moment même où la Chine est en train de les développer.

Aujourd’hui, le commerce international contribue relativement peu aux profits des entreprises étatsuniennes. Dans les années 1940, les filiales étrangères des entreprises étatsuniennes ne contribuaient que pour 7 % à leurs profits globaux – la même proportion que celle des exportations. Au cours des 35 dernières années, la mondialisation des activités et des investissements de capital des groupes US a modifié cette situation. En 2016, la part domestique des profits s’est réduite à 48 % du total, tandis que celles des activités à l’étranger et des exportations est montée, respectivement, à 40 % et 12 %.

Le discours protectionniste de Trump a relancé le débat, parmi les économistes du courant dominant, sur le fait de savoir si le libre-échange est la meilleure solution pour chaque pays et pour ses habitants. La vision néoclassique historique est basée sur la loi des avantages comparatifs de Daniel Ricardo.

Dans son livre Des principes de l’économie politique et de l’impôt (1817), maintenant vieux de plus de 200 ans, Ricardo affirmait que même si le Portugal pouvait produire des tissus et du vin avec un coût du travail moindre que l’Angleterre, les deux pays bénéficieraient de l’instauration entre eux d’un commerce libre. Les avantages comparatifs du Portugal étant plus importants dans la production de vin que dans celle de tissu, ce pays bénéficierait dans tous les cas d’un excédent de production de vin, qu’il échangerait contre des tissus anglais. A son tour, l’Angleterre tirerait bénéfice de cet échange car si les coûts de production des tissus resteraient identiques, les prix du vin se verraient considérablement réduits. Le libre-échange produirait ainsi une situation gagnant-gagnant.

Adam Smith versus Ricardo

Et pourtant, l’histoire contredit cette « loi ». Durant en gros les trente dernières années, avec de fortes réductions des droits de douane, des quotas et d’autres restrictions à l’importation, les économies capitalistes dans le monde se sont de plus en plus rapprochées du « libre-échange ». Mais la croissance économique a été plus faible depuis les années 1980 que dans les vingt années précédentes.

Une autre conclusion de la théorie dominante est que le libre-échange conduirait en fin de compte à une harmonisation des balances commerciales, grâce aux ajustements intervenant dans les taux de change et les coûts de production. On n’a pourtant pas vu grand-chose de cette harmonisation. Au cours des trente dernières années, les États-Unis ont enregistré un déficit permanent dans le commerce des biens et des services ; et telle a été aussi la situation de nombreuses économies émergentes soi-disant pourvues d’« avantages comparatifs ».

Et pour ce qui est d’une éventuelle harmonisation des revenus et de l’emploi, les inégalités entre pays et à l’intérieur de chaque pays, en termes de revenus et de richesses, se sont aggravées au cours des trois dernières décennies, tandis que 1,5 milliard de travailleurs dans le monde se trouvent toujours dépourvus d’un travail ou d’un revenu stables.

Le libre-échange n’a pas été un grand succès du capitalisme. Aujourd’hui, la mondialisation semble faire une pause voire s’être arrêtée. « L’ouverture » du commerce mondial (sa part dans le PIB mondial) a décliné depuis la fin de la Grande Récession [de 2007-2008.

Cette situation a conduit une série de voix de l’idéologie dominante à suggérer que des politiques protectionnistes, menées individuellement par tel ou tel pays, pourraient peut-être mieux fonctionner. Dani Rodrik a notamment défendu cette thèse, en nous rappelant que les États-Unis eux-mêmes avaient protégé leur industrie à partir des années 1870 et que l’Allemagne avait fait de même dans les années 1890, le Japon et d’autres pays asiatiques les ayant imités après la Deuxième Guerre mondiale.

Rodrik, Stiglitz et d’autres économistes « de gauche » du courant dominant dénoncent aujourd’hui l’échec de la mondialisation, mais ils le font en réalité à partir du point de vue selon lequel le marché libre est une bonne chose tant qu’il est réellement libre. Sauf que ce ne serait pas aujourd’hui le cas, ce qui fait que les gouvernements devraient intervenir pour réduire les situations de monopole et d’autres distorsions, ainsi que contrôler et réguler la spéculation financière. Selon eux également, il faudrait au niveau international de véritables et « justes » accords qui protègent les économies les plus faibles. Outre qu’il s’agit d’un objectif utopique, cette « alternative » au « libre-échange » débridé est en réalité une admission de ce que la théorie gagnant-gagnant de Ricardo est défectueuse et a été invalidée par les faits, même en situation de « libre-échange » pleinement constitué.

Le capitalisme ne tend pas vers un équilibre dans le processus d’accumulation. Comme Adam Smith l’avait exposé, à la différence de Ricardo, « lorsqu’un homme riche et un homme pauvre font affaire ensemble, les deux accroîtront leur richesse, mais celle de l’homme riche croîtra beaucoup plus que celle de l’homme pauvre. De la même manière, quand une nation riche et une nation pauvre s’engagent dans une transaction commerciale, la nation riche aura l’avantage et, par conséquent, c’est à elle que l’interdiction de cette transaction nuirait le plus. »

Le capitalisme ne se développe pas globalement de façon calme et équilibrée, mais dans le cadre de ce que les marxistes ont appelé un « développement inégal et combiné ». Les entreprises et les pays disposant des meilleures avancées technologiques seront gagnants au détriment de ceux qui restent en arrière. Il n’y a et il n’y aura pas de processus de péréquation.

Le libre-échange fonctionne pour des États nationaux capitalistes quand la profitabilité du capital est en hausse (comme cela a été le cas dans les années 1980 à 2000), tout le monde pouvant alors bénéficier (quoique dans des proportions différentes) d’un gâteau qui s’est agrandi. A ce moment-là, la mondialisation semble très attractive. Les économies capitalistes les plus fortes (technologiquement et donc compétitivement en termes de prix unitaires) se font les principaux avocats du « libre-échange », comme la Grande-Bretagne dans les années 1850-70 et les États-Unis dans les années 1945-2000. La mondialisation était alors le mantra des États-Unis et de ses agences internationales, la Banque mondiale, l’OCDE et le FMI.

Mais si la profitabilité commence à chuter de façon durable, le « libre-échange » perd de son attrait, en particulier pour les économies capitalistes les plus faibles lorsque le gâteau des profits cesse de croître. C’est alors que le « populisme » et le nationalisme émergent et que ceux des économistes du courant dominant qui s’opposent au « libre-échange » deviennent plus influents. Telle a été la situation entre 1870 et 1880, tout comme dans les années de la Grande Dépression des années 1930. Telle est aussi la situation depuis le début des années 2000 et en particulier depuis la fin de la Grande Récession.

Le capitalisme US a en termes relatifs perdu du terrain, non seulement par rapport à l’Europe et au Japon mais aussi, de façon plus inquiétante, par rapport au poids lourd économique ascendant qu’est la Chine, où les investissements étrangers sont strictement contrôlés et assujettis au secteur d’État et à une élite autocratique. Les États-Unis se retrouvent maintenant dans la même situation que le Royaume-Uni dans les années 1880 – juste en pire. Trump est la conséquence de cette situation.

Marx et Engels reconnaissaient que le « libre-échange » pouvait globalement dynamiser l’accumulation capitaliste et ainsi faire croître les économies, comme cela s’est passé au cours des 170 dernières années. Mais ils comprenaient aussi (en accord avec la nature duale de l’accumulation capitaliste) l’autre côté des choses : les inégalités croissantes, une « armée de réserve » de chômeurs en permanent renouvellement et une exploitation du travail accrue dans les économies les plus faibles. De même reconnaissaient-ils que les nations capitalistes industrielles émergentes ne pourraient probablement atteindre leurs buts qu’en protégeant leurs industries avec des droits de douane, des mécanismes de contrôle et y compris un soutien de l’État (la Chine en constitue un exemple extrême).

Pour les salariés et la classe ouvrière, vaut-il mieux le libre-échange ou le protectionnisme ? Cela dépend. La meilleure réponse a peut-être été apportée par Robert Tressel dans son livre écrit en 1910 au Royaume-Uni, The Ragged-Trousered Philantropists (Les philanthropes aux pantalons en guenilles) : « nous avons eu le libre échange pendant les cinquante dernières années et aujourd’hui, la plupart des gens vivent dans une situation de pauvreté plus ou moins abjecte, des milliers mourant littéralement de faim. Lorsque nous avons eu la Protection, les choses sont devenues encore pires. D’autres pays ont la Protection et cependant, beaucoup de leurs habitants sont heureux de venir ici afin d’y travailler pour des salaires de famine. La seule différence entre libre-échange et protectionnisme est que dans certaines circonstances, l’un peut être un peu pire que l’autre. Mais comme remèdes à la pauvreté, aucun des deux n’est de toute façon d’une quelconque utilité, pour la simple raison qu’ils ne traitent pas les vraies causes de la pauvreté. »

 

 

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